FLA14. COYAUD, M. Autour du sujet en japonais, in Japon pluriel Philippe Picquier.1995
MAURICE COYAUD
Centre national de la recherche scientifique, LACITO, Paris
Une description intrinsque, immanente de la langue japonaise peut (doit?) se passer de la notion de sujet. Une Žtude extrinsque, en vue de la traduction dans une langue romane ou germanique, doit faire place au concept de sujet. On trouve, dans cette perspective, en japonais :
1. des phrases avec sujets nominaux, explicites, marquŽs parfois (souvent?) par ga ;
2. des phrases avec sujet infŽrables ˆ partir de calculs fondŽs sur la prŽsence de marque de position sociale ; dans ce cas, le sujet nominal est absent, mais on peut l'identifier indirectement (il n'est donc pas ˆ proprement parler implicite, car des formes autres l'expriment explicitement) ;
3. des phrases avec sujets indŽterminables ˆ l'aide d'indices formels. Les sujets n'y peuvent tre reconstituŽs qu'au moyen d'indices sŽmantiques ou pragmatiques, Žvidemment cachŽs dans la situation Žnonciative. Ce troisime type de sujet pose, pour son repŽrage, un dŽfi intŽressant aux essais d'analyse automatisŽe.
L'exposŽ qui suit a pour but principal de prŽciser un point terminologique. Ce qui est dit Ç implicite È n'est le plus souvent qu'un ŽlŽment indiquŽ explicitement par d'autres procŽdŽs. En d'autres termes, le sujet non patent (non traduisible directement, mot ˆ mot, dans une langue comme le franais ou l'anglais) est le plus souvent annoncŽ en filigrane : il suffit de regarder du c™tŽ du verbe et de voir les particules Žnonciatives situŽes en fin de phraseÉ
APER‚U HISTORIQUE
Le japonais est connu pour tre une langue ˆ sujet optionnel. Dans un texte homogne, dans une conversation entre deux personnes, le sujet nominal n'est pas normalement exprimŽ. Si le sujet est exprimŽ, c'est un sujet humain. Des infixes ou suffixes de Ç politesse È suffisent. Des sujets inanimŽs ou abstraits ne sont pas normalement exprimŽs.
Or, une Žvolution semble s'tre produite en japonais. La langue contemporaine, surtout quand elle est Žcrite, et sous des aspects formels (manuels, textes officielsÉ), semble avoir, sous l'influence des traductions (de l'anglais, surtout), commencŽ ˆ exprimer systŽmatiquement les sujets nominaux (ou pronominaux). Qu'en est-il au juste ? C'est la question ˆ laquelle le livre de Fujii Noriko s'efforce de rŽpondre (Fujii, 1991). La mŽthode consiste ˆ prendre un chapitre (Ç Kiritsubo È) d'un texte ancien, le Genji monogatari (XIe sicle), et de voir son Žvolution ˆ travers ses rŽŽcritures au cours des ‰ges. Au Moyen-åge, la langue n'Žtait pas unifiŽe. Autant de classes sociales, autant de langues ; au moins quatre : guerriers, paysans, artisans, marchands ; chaque groupe avait sa langue. Avant 1853 (ouverture du pays aux AmŽricains) et surtout 1868 (dŽbut de Meiji, lre des Ç lumires È), l'influence Žtrangre est minime. Bref Žpisode portugais jusqu'ˆ la fermeture du pays (1641) ; puis influence hollandaise, uniquement spar la presqu'”le de Dejima ˆ Nagasaki. Ds la fin du XIXe sicle, les traductions posent des problmes, que chacun rŽsout ˆ sa manire. La copule Ç tre È s'exprime diffŽremment selon le style. Futabatei Shimei adopte da dans ses traductions de romans russes (1886-1909) ; Yamada Bimy™ prend desu ; Saganoya Omuro : de arimasu ; Ozaki K™y™ : de aru. F12 Ces Žcrivains jouent un r™le important dans l'unification de la langue. Le style appelŽ Oobun-chokuyaku-tai (Ç style de traduction directe È) — proche du charabia du type juxtalinŽaire (connu en Europe dans les traduction du latin pour petites classes)— a une influence Žnorme sur l'Žvolution de la langue Žcrite. En particulier : introduction frŽquente de sujets exprimŽs : apparition de sujets non humains de phrases causatives ou passives ; dŽveloppement d'un pronom impersonnel, sore, comme pronom Ç joker È pour des phrases concernant le temps qu'il fait etc. La langue Žcrite Žtait autrefois le reflet des diverses langues : de cour, de classes sociales diverses. A partir de 1908 tous les romans sont en langue parlŽe. F17 Ds 1923 les journaux sont gŽnŽralement rŽdigŽs en langue parlŽe. A partir de 1946 seulement, les documents officiels sont rŽdigŽs au moins partiellement en langue parlŽe.
Afin d'expliciter les trois types d'Žvolution signalŽs ci-dessus, Fujii prend d'abord une traduction du Genji datant de 1723 (Shibun ama no saezuri) : les phrases ne se distinguent pas des paragraphes. Le sujet est indiquŽ une seule fois au dŽbut. Dans un texte de 1920 Žcrit par Mur™ Saisei (Y™nen jidai [Enfance]), les phrases sont bien distinguŽes ; le sujet Ç je È watashi wa est indiquŽ Žgalement dans les relatives et autres subordonnŽes ; chaque fois qu'il aurait ŽtŽ indispensable dans une langue occidentale. Toutefois, le rŽsultat est que ce texte ne para”t pas vraiment japonais.
Deuxime type de modification : l'apparition de sujets non humains tels que Ç la mort, la situation È. Exemples : Shi ga subete o att™ shita Ç la mort a tout ŽcrasŽ È (tirŽ d'un roman d'Arishima Takeo, Chiisaki mono e [Les Petits], 1920). Jisei ga karera kijin ni shite shimaimashita Ç la situation les a rendus bizarres È (extrait d'un roman de Shimazaki T™son, Chikuma-gawa no suketchi [Une esquisse de la rivire Chikuma]).
Troisime type de changement : l'apparition de sore comme sujet impersonnel. Exemples : Sore wa nigatsu no aru yoi datta Ç c'Žtait un soir de fŽvrier È (exemple pris par Fujii dans un roman de Kikuchi Kan, paru en 1919) ; Sore wa hayatsuki no dondon furishikiru yoru no koto datta Ç c'Žtait une nuit de neige incessante, la premire neige de la saison È.
La construction causative et passive en japonais classique n'acceptait que des sujets inanimŽs. Voici que des sujets inanimŽs ou abstraits deviennent permis. Exemple avec passif : Issho ni soto o aruk™ to sasow-are-ta. Waka™ji kara sosui no nagare ni tsuite Ginkakuji e deru michi ga erab-arta. Ç [Je] fus invitŽ ˆ une promenade. Le chemin menant de Waka™ji au Temple d'Argent le long du canal fut choisi È (dans un roman d'Osaragi Jir™, Munakata ky™dai). Dans la premire phrase, le sujet Ç je È n'est pas exprimŽ. Dans la seconde, le sujet michi Ç chemin È est inanimŽ. Exemple avec causatif : Kono Jir™ no j™dan ga minna o fukidas-ase-ta Ç cette plaisanterie de Jir™ fit pouffer tout le monde È. Les verbes causatifs yakusoku suru Ç promettre È, yurusu Ç permettre È acceptent dŽsormais des sujets abstraits : Konkai no sh™ri wa kare ni akarui sh™rai o yakusoku suru Ç cette victoire lui promet un brillant avenir È. Kono jiken ni taisuru yoron no hann™ wa keisatsu-gawa no taida o yurusanai Ç la rŽaction du public concernant cet incident ne permit aucune paresse de la part de la police È.
Dernier changement : dŽsormais, les particules ne sont plus liŽes ˆ la forme des verbes. Autrefois, ha (actuellement wa) s'accordait avec la forme finale des verbes (shushikei) ; les particules zo, namu, ya, ka exigeaient la forme attributive du verbe. Dans le japonais contemporain, les particules zo, namu, ya, disparaissent ; et on constate l'Žmergence de ga Ç marque du sujet, entre autres È ; la corrŽlation entre particules et forme verbale dispara”t.
L'Žtude originale de Fujii Noriko se fonde sur la comparaison, du point de vue du sujet, de huit versions du premier chapitre du Genji monogatari, ˆ commencer par le texte lui-mme de Murasaki Shikibu, soit le numŽro 1. Les numŽros 2 ˆ 8 sont donc des traductions en langue plus rŽcente, ˆ savoir 2, traduction de 1723 par Taga ; 3, Nise-Murasaki de 1830 ; 4, traduction par Yosano Akiko de 1914 ; 5, nouvelle traduction par la mme, de 1936 ; 6, traduction de Tanizaki Jun.ichir™ ; 7, traduction d'Enchi Fumiko (1972) ; 8, traduction d'Imaizumi Tadayoshi (1978). La traduction de Tanizaki, quoique postŽrieure de cinquante ans environ, est plus conservatrice que celle de Yosano. Les traductions du XXe sicle refltent naturellement moins des changements dans la langue, que des choix stylistiques de la part des diffŽrents Žcrivains-traducteurs.
Les quatre cents premires phrases sont ŽtudiŽes en vue d'une analyse quantitative. Les relatives, les citatives ne sont pas comptŽes comme propositions sŽparŽes. Les rŽsultats de l'enqute confirment les hypothses de dŽpart. Les sujets sont plus souvent exprimŽs explicitement dans les versions 4 et 5 (Yosano Akiko) que dans les autres. C'est qu'ˆ l'Žpoque du Genji (XIe sicle), la langue Žtait ŽquipŽe de moyens permettant d'indiquer le sujet de faon implicite, principalement ˆ l'aide d'honorifiques et de rŽfŽrences croisŽes. D'autre part, c'est seulement dans les versions du XXe sicle que les constructions transitives, passives et causatives comportent des sujets animŽs. L'influence des traductions de langues occidentales est Žvidente.
Dans son compte-rendu du livre de Fujii, Irne Tamba rŽsume bien l'Žvolution. Parmi les cinq degrŽs hiŽrarchiques grammaticalisŽs par des morphmes spŽcifiques, Ç l'un est rŽservŽ ˆ l'empereur. Celui-ci est immŽdiatement reconnaissable, si bien que dans 99% des cas, l'empereur restera un sujet implicite. En revanche, le Genji traduit en 1936 adopte un systme honorifique ˆ deux degrŽs, ce qui ne permet plus de distinguer aussi nettement les protagonistes du rŽcit. Aussi voit-on le taux des sujets explicites s'accro”tre proportionnellement ˆ la diminution des sujets hiŽrarchiques. È
INDICES DE SUJETS
Les sujets sont repŽrables gr‰ce ˆ des indices situŽs le plus souvent sur le verbe. Ainsi -tai s'emploie en principe seulement pour la premire personne : hayaku sono ude kara nogare-tak-atta Ç j'avais h‰te de m'Žchapper de ses bras È.
La prŽsence de la forme dŽsidŽrative en tak- permet d'Žliminer des sujets ˆ la deuxime ou troisime personne. L'emploi de verbes spŽcialisŽs dans les actions de donner-recevoir (avec leurs rŽfŽrents connus dans la hiŽrarchie sociale) permet d'identifier des actants (sujet aussi bien que destinataire) : Oshiete kureru y™na hito wa Ç quelqu'un qui puisse me renseigner È (Mizutani).
En l'absence de sujet nominal ou pronominal, la prŽsence d'un infixe poli (-mas-) , honorifique (-rare-) permet de reconstituer le sujet. C'est pourquoi on ne saurait dire que ledit sujet est implicite ou sous-entendu : il est explicitement et formellement prŽsent, bien qu'indirectement.
Les marqueurs de sujet, divers selon les dialectes, ne semblent aucunement nŽcessaires. L'influence des textes occidentaux a contribuŽ, dans la langue Žcrite, ˆ accro”tre les marqueurs de sujet. Mais cela ne vaut pas pour la langue parlŽe. Haguenauer refuse toute dŽfinition qui ferait de ga un indice casuel (ni pour le gŽnitif ni pour le cas sujet) . Dans des dialectes de Kyžshž, no indique un sujet honorŽ (Fujiwara 1973 : 77) : Sensei no koraita Ç le professeur est venu È (=ga korareta ; sud Kyžshž).
Mais l'Žvolution tend ˆ neutraliser cette valeur polie : Kotoba no ch™shi no arappoka Ç [il] parle grossirement È (nord-ouest Kyžshž).
La marque de sujet, si marque il y a, peut tre trs rŽduite : ga peut se rŽduire en a (Kinki) ou en n (Shikoku), comme dans les phrases suivantes : Saru a otta Ç il y avait lˆ un singe È (Kinki) ; Ki n tzukazatta Ç je n'ai pas remarquŽ È (Shikoku).
L'emploi d'expressions comme subjectless sentences ou understood subjects est trs contestable chez Nakau. Dans les phrases ench‰ssŽes, la non-rŽpŽtition du sujet (quand il est le mme que celui de la principale) ne constitue pas une chose extraordinaire. Peu importe ˆ vrai dire qu'il y ait des prŽdicats ˆ sujet vide. Nous avons bien nos impersonnels. Les auteurs japonais devraient tre moins inquiets devant ce type d'Ç anomalie È.
Tar™ ga Hanako o p‰t” ni sasou y™ da Ç il semble que Tar™ invite Hanako ˆ une partie È peut aussi se traduire par Ç Tar™ semble inviter Hanako ˆ une partie È sans que la diffŽrence de sens paraisse pondŽrable.
MANQUE D'INDICES POUR LE SUJET
Dans le haiku ou le tanka, le choix d'un sujet (pour la traduction) peut tre dŽlicat. Souvent on suppose simplement Ç je È (c'est-ˆ-dire le pote) :
Hana o nomi
omoeba kasumu
tsuki no moto
Comme je songeais seulement
aux floraisons, la lune par-dessus
se cachait dans la brume.
(Sh™ch™)
Okuyama ni k™yo
ayumiwake naku shika
no koe kiku to zo
aki wa kanashiki
Dans le fin fond des monts,
fendant les flots de feuilles rougies,
j'entends le cerf bramer,
que l'automne est triste !
(Hyakunin isshž n¡5)
Dans le second pome, le sujet pourrait aussi bien tre Ç on È, Ç nous È ; aucun moyen de dŽcider.
Dans un ouvrage intitulŽ Nihon no rekishi, publiŽ ˆ T™ky™ en 1988 par Nihon ky™iku gakkai, j'ai recherchŽ les sujets non exprimŽs. En fait, la grande majoritŽ des sujets sont exprimŽs par des noms ou des pronoms. Les sujets non exprimŽs s'appliquent ˆ des verbes transitifs comme shiru Ç on sait que È et to iu Ç on appelle È, ou bien passifs comme kangaerarete iru Ç on peut penser que È. On peut trouver parfois le sujet dans la phrase prŽcŽdente (comme hitobito, phrase huit du premier texte). On supplŽe comme sujet Ç on, les gens, le lecteur È.
BIBLIOGRAPHIE
Haguenauer
Charles
Fujii
Fujiwara
Mizutani
Nakau
Tamba